Lundi 15 septembre, s'éclater



















Samedi, j’ai décidé d’étudier votre amitié pour l’alcool à la fin de la semaine.

Philomène nous a donc accompagnés, Rose et moi-même, à une fête. Rose était ravi. Il avait cette envie de boire caractéristique, unique, incompréhensible pour moi. Phil, quant à elle, s’était enrobée joliment d’une toile légère, si légère qu’on apercevait par moments des bouts de son torse, à la grande joie de Rose. Une partie de ses mollets était mise en valeur par une paire de souliers à talons qui la faisaient souffrir. Il faudra que je me penche sur ce sujet, car enfin, pourquoi se faire si mal ? Malgré sa douleur, elle souriait, sans toutefois se laisser aller à rire, pour ne pas trop baver sur ses dépôts.

Je m'explique. Avant de partir, Phil m'avait permis d'assister à son maquillage. Et je l'ai vue déposer diverses matières sur ses poils et muqueuses, ponctuant le rituel de multiples expressions adressées au miroir : sourire, étonnement, rage, agacement, trouble... parfois même elle lui parlait : "...et ce livre, là, c’est quoi le titre ? J’ai adoré les personnages... oui, moi aussi... non... c’est hallucinant !... non, non je suis pas d’accord... qu’est ce que tu dis ?... non (là elle s’approchait du miroir)... je ne t’entends pas... (sourire sobre et bien taillé)..."

Chaque nouveau regard, chaque nouvelle phrase induisait un nouveau dépôt qu'il s'agissait de ne pas souiller sur le chemin de la fête.

La rue était bruyante, plusieurs soirées battaient leur plein, petites foules qui, chacune dans sa boîte, s'éclataient.

Il était déjà 22h30 quand nous sonnâmes à l’interphone de notre hôte. Rose trépignait. A mesure que nous montions les étages, le bruit de la fête s’intensifiait. Phil, derrière moi, serrait son sourire. Un jeune homme très poilu nous accueillit. Son regard était troublé par l’alcool, déjà. Il nous tendit sa joue. Rose éclata d’un rire surprenant et inutile.

Nous étions enfin dans une boîte à fête.

Les conversations des corps tournaient encore avec élégance autour d’un bar surmonté de bouteilles diverses. Rose plongea dans le martini blanc. Phil caressait les regards d’hommes parfumés et décoiffés (ici, on se décoiffe pour séduire), parlait déjà de spectacles surprenants en agrippant l’haleine de ses interlocuteurs. Les corps se serraient pour s’entendre, un verre en plastique collé à la main. La musique était assourdissante, et personne ne semblait l’écouter.

Les bouches sentaient le sucre.

La fête était essentiellement composée d’individus issus du spectacle. J’étais ravi, moi qui était allé au théâtre pour la première fois quelques jours auparavant, j’avais bien envie d’approfondir mes interrogations. Soudain, alors que Rose se servait son troisième gobelet, une jeune fille s’approcha de lui : "salut, qu’est-ce que tu ... ?" Rose, agacé, me présenta la jeune personne dont il avait oublié le prénom et en profita pour s’éloigner. Elle s'accrocha à mon haleine (c'est apparemment une coutume), plaisanta excessivement et me raconta dans le détail sa passion pour le théâtre, comment elle était née, comment elle avait grandi en elle, à quel point elle était fière d’avoir gagné son "pari", être comédienne, être comédienne, c’était son rêve, sa vie, toute sa vie, quel bonheur, quel bonheur, elle m’étouffait, elle criait, elle connaissait son texte par coeur, quel bonheur d’être comédienne. Je ne lui avait rien demandé.

Elle n'arrêtait plus de dire sa joie. Je n’arrivais pas à sourire. Elle regardait autour d'elle, mais personne ne l’appelait. C’est à ce moment précis, en observant le secret désespoir de cette comédienne, que j’ai compris l’utilité de l’alcool. Sans doute, avec l’alcool, j’aurais réussi à apprécier ses étranges babils, et elle se serait sentie admirée, enviée, ce qu’elle souhaitait vivement. J’en parlai à Rose. "C’est une conne", me dit-il, embué totalement. L’alcool l’avait rendu aigre. J’allais donc vers Phil, qui s’attaquait au Champagne. Entourée d’hommes peu vifs, elle laissait paraître, à intervalles réguliers, un sein. L’alcool avait exacerbé son lien social.

Le samedi soir, ici, il faut donc boire et accompagner les autres dans la boisson, se libérer ainsi de soi-même, et garder peut-être, tout au long du dimanche fatigué, le doux regret physique de la veille, regret dont on se vante bien souvent, car jusqu’au vomi l’on peut boire et dépasser des seuils de sobriété, des seuils de soi-même, des seuils relationnels.

Le maquillage si soigné de Phil n’était plus qu’un lointain souvenir. Sa face était comme délavée. Ses pieds n’avaient plus de forme, plus de couleur. Rose avait fini le Martini et les fonds de Champagne, plus rien n’avait de sens pour lui. J’essayais quant à moi de communiquer encore, mais je me heurtais à des murs de sucre. Certains criaient, dans un violent désir d’être entendus, agitaient leurs bras et leurs yeux à l’aveuglette, d’autres dormaient dans les coins.

Le rituel est simple : boire puis danser et boire, ou boire simplement, et enfin boire encore, jusqu'à l'oubli de soi, des bienséances, du monde. Il faut noyer la fadeur dans le sucre. Et s'éclater.

Quelque chose doit en effet éclater, chaque samedi soir, chez les hommes des grandes villes. Cette chose innommable a gonflé une poche intime que seul l'alcool peut percer. Je n'ai pas encore vu cette chose, je la cherche.

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