Liserde au Mexique / jour 13

Retour du présent

Je me lève, l’esprit éclairci par je ne sais quel miracle. Les dindons sous ma fenêtre gonflent leurs plumes et font des bruits hideux. Ce matin je ne trouve pas ça dégueulasse. J’aperçois une vipère. Tout va bien.


Le mari de Puri, d'habitude très timide, est d’humeur "loquace" ce matin. On aura la conversation qu’on pourra, il parle très mal espagnol. Obnubilé par le fric et les pays riches, on discute taux de change et visas, classique, mais aussi des États-Unis, d’où il s’est fait virer il y a un mois et (très longuement) du prix de la bière en France. Moi qui déteste la bière j'ai fait semblant de m'y connaître. Il était passionné. J’ai vraiment besoin de changer d’air.


Je joue un moment avec leur petite fille sur le carrelage froid. Elle marche à peine et rit sans cesse. En observant ses grands yeux noirs, je me dis qu'il lui reste peu de temps avant de savoir prononcer le mot frontière en trois langues. Attrapant au vol mon regard triste, Puri, en guise de bonjour, me conseille de ne pas désespérer.


Sois patiente, c’est quand on planifie le moins qu’on a le plus ici.


Cet endroit est magique.


Il est 10h quand j’arrive à la piscine. Les hommes travaillent encore. Ils sont tous là, absolument tous. Je décide de ne rien décider. Je les regarde, ils m’oublient et je filme. Au moment de leur pause, je range ma caméra, ils me voient, m’invitent à boire du soda.


Je vois ces hommes qui travaillent et s'affairent, ici, en plein centre du Mexique, dans un village à peu près perdu, gratuitement. Ces hommes qui vivent aussi aux États-Unis, dans des villes immenses. La dimension masculine, disproportionnée et absurde de cette situation me saute aux yeux. La distance est enfin de retour.



Je discute avec les deux sous-délégués, José et Nacho. Je leur annonce franchement ce qu’il me reste à faire : la caminata, de jour, avec quelqu’un de bavard. Ils réfléchissent, cherchent, me présentent Jacinto, un des guides de la caminata. Un homme au regard triste, jovial en apparence, qui semble se moquer tout le temps de tout. Je prends rendez-vous avec lui demain matin.


Les hommes m’invitent à manger du poulet, m’offrent soda sur soda, je n’en peux plus, le poulet me sort par les trous de nez, le sucre pétillant me détruit l'estomac, mais pour la première fois quelque chose d’évident advient. Quelque chose de pas planifié. Un semblant de rapport normal. Je prends.


14h. Je décide d’aller chez Leti et Silvia. José les appelle au téléphone. Elles m’attendent. soi-disant. C’est louche. Je marche pendant une heure, me perds entre diverses poules, chèvres, porcs et autres ratons-laveurs séchés, sans doute morts de soif.


Il n’y a aucune indication à El Pozo, les rues ne sont que des chemins de terre. Ici, pas de facteur, pas de lumières, seule la route principale est bétonnée, et encore, depuis peu. Il y a cinq ans, on ne pouvait pas accéder au village en voiture. Il fallait marcher une heure dans la montagne. Ce qui explique pourquoi la moitié des habitants n’est jamais sortie de El Pozo. L’autre moitié vit à Las Vegas, Los Angeles, etc. Par conséquent, on croise autant de paysans miséreux ne parlant pas espagnol et à peine leur langue indienne que des jeunes tatoués vêtus de fringues de marque, parlant un anglais parfait au volant de pick-ups ultra customisés : écran DVD, GPS intégré, pneus chromés et peinture à neuf chaque fin de mois. Par contre, s'il y a bien une chose qui ne varie pas, c'est le rôle de la femme. Dans les deux couches de population, il reste affreusement ancestral. Sauf pour les blanches et les filles d'une autre ville, qui sont des exceptions. Je découvre avec stupeur que les femmes d'ici assument et défendent plus violemment que les hommes ce statut de mère, de servante, de cuisinière.


Il fait très chaud. Je croise Mariano qui commence à débiter une liste des plantes médicinales du coin. Je fuis. Évidemment, lorsque j'arrive chez Leti, il n'y a personne. Seul un chien atroce et criard. Tranquille cette fois -je m’y attendais- je vais faire une sieste.


Il est 16h. Je me réveille. Je repars chez Leti. Elle est là, mais je n’arrive pas à sortir ma caméra. J’écoute mon instinct, je m’intéresse aux sacs et autres éponges exfoliantes qu’elles fabriquent, elle et sa sœur Silvia, avec les fibres de maguey. Elles ont là une cliente potentielle. Je sais que je dois jouer avec ça pour susciter leur intérêt. Bon. Certains rapports sont fait de commerce, et comme ils disent ici, c’est ainsi. J’apprends que ces éponges sont vendues 15 euros aux Body Shop du monde entier.


Je sens qu’elles ne sont pas prêtes pour une séquence filmée. Je pars faire quelques photos dans le village.


Vers 18h30, il fait plus frais chez Leti. Sous le citronnier, les enfants, bavant morve et jus de sucette, inondent ma caméra de sucre. Je joue un peu avec eux, je leur apprends des mots français qu’ils répètent en riant. Bruno, le plus âgé (6 ans) me dit quelques mots en anglais tout en léchant bruyamment sa sucette marron. Puis il évoque, les yeux brillants, sa maison à Los Angeles, "grande et blanche", et les bonbons de toutes les couleurs qu'il y avait là-bas.


Je filme cette maison très pauvre, sans porte, ce jardin plein de dindons et de poussins, la mère de Leti, vieille femme ample et solitaire, deuxième d'une lignée de femmes abandonnées. La malédiction, dit-on à El Pozo, pèse sur cette famille, où toutes les femmes sont abandonnées par leur mari. On ne sait plus trop à qui appartiennent tous les enfants, car elles sont, par conséquent, soupçonnées d'être des filles faciles.


Peu à peu, Leti, petit sourire ironique toujours collé au coin des lèvres, me raconte sa traversée de la frontière, enceinte de Bruno, en plein hiver, il y a six ans, dans la nuit gelée du désert. C'était le jour de l'an, parce que les policiers sont moins regardants, parce que l'hiver on a moins soif. Elle raconte presque en souriant sa fièvre cette nuit-là, son mari qui la portait, leur épuisement, l’aide des autres clandestins sans laquelle ils seraient morts. Elle raconte sa vie de l'autre côté, sa vie pressée de cuisinière illégale dans les cantines. Elle raconte, encore épuisée, le bruit insupportable de la ville, et les raisons d’y rester : ses trois enfants sont nés là-bas.


Ils sont tous nés Américains. Au moins quelque chose de bon est sorti de cette expérience atroce. Plus tard, ils seront libres d’aller là où ils veulent, et pas en souffrant comme moi !


Elle a 27 ans.


J'achète toutes sortes de choses, éponges, boucles d’oreille, trousses de toilettes, elles secouent pour moi le seul citronnier du village au dessus de nos têtes, m’offrent des citrons.


Je rentre vers 19h30, dans cette même lumière exquise, entre chien et loup.


Vers 20h, je reste avec Puri, ses grosses joues et sa belle peau lisse, dans la cuisine. Elle parle beaucoup, tout en allaitant sa fille, ironisant longuement sur les mensonges que tout le monde me répète ici, et particulièrement celui qui décrit la caminata comme un moyen de rester au pays.


Les hommes partent tous! Ils sont obligés! Ici, un jeune qui décide de faire des études est considéré comme moins que rien. Le truc bien, le truc cool, c’est partir aux E.U, avoir une maison là-bas, une famille et une voiture… Ils deviennent flemmards après avoir vécu de l’autre côté, et gras.


Elle déplore ce qu’est devenue la caminata, regrette Poncho, un de ceux qui l’ont inventée.


C'est de pire en pire. Ce sont tous des fonctionnaires. Ce n’était pas comme ça au début, quand ceux qui l’avaient inventée l’organisaient. Ils se foutaient du nombre de participants, et puis surtout il y avait cette adrénaline, tu vois, ce côté excitant. Maintenant, ils répètent un discours appris par cœur, ils le font sans plaisir... Les touristes font beaucoup de critiques. C’est devenu chiant. C’est dommage, parce que sans la caminata, ce parc n’est rien d’autre qu’un parc comme tous ceux qu’il y a dans le coin !


Elle sert du soda à sa fille, au goulot. Nerveuse, elle fait plusieurs allers-retours à la fenêtre, déplore que son mari ne pense qu’à repartir alors qu’il vient de se faire renvoyer par la police de l’immigration.


Il a dépensé une fortune et maintenant il est à sec. Il n’a plus envie de rien, il ne pense qu’à ce foutu pays. Il a sa fille ici, et plein de belles choses à faire !


Elle ne comprend pas pourquoi il ne rentre pas. La nuit est tombée depuis longtemps. Lupita m’apprendra plus tard que Puri est jalouse. Son mari a une ex-épouse aux E.U.


C'est son amie Laura qui finit par arriver, avec ses deux fils, les deux fils de Poncho, donc. Elle se moque de moi, encore, à cause des vers que je n'ai pas pu manger. Puis on discute de tout et de rien. Je n'ose pas reparler de la caminata, dont elle est, elle aussi, l'une des instigatrices.


Après six verres de lait et 45 biscuits, je me couche le ventre lourd, la caméra pleine et une envie furieuse de rillettes.


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