Lundi 9 février, cas 1 : les requins.


Le monde est plein d’hommes et de femmes qui souffrent réellement et d’hommes et de femmes qui voudraient bien savoir ce que ça fait de souffrir réellement. Simple jalousie ou ennui profond, ces derniers m’intéressent. Ils en ont faim, ils en ont soif. La mort possible étant introuvable au quotidien, ils vont la chercher ailleurs.

Cette semaine sera dédiée à ce phénomène, avec, en filigrane obligé, la fiction, drogue moderne, médium indispensable entre vous et la violence. Grâce à elle, l’homme croit, l’homme joue, et, paradoxalement, l’homme croit qu’il ne joue pas, l’homme croit qu’il vit ("une expérience extraordinaire").

Bref. Ce lundi sera dédié aux requins.

Un reportage, l’autre jour, montrait, en Polynésie française, un jeune blond faisant visiter les récifs de corail pétris de requins-citrons à des touristes. Ce n’est pas le premier reportage de ce type que je vois dans votre télévision, non. De plus en plus de touristes désirent plonger avec les requins de toutes sortes, selon la spécialité du pays.

Le bateau s’en va au large, moteur à fond. Appâtés par des têtes de thon, mets particulièrement odorant, les dits requins approchent, voient des hommes palmés les regarder et la plupart du temps s’en retournent. Des accidents surviennent parfois, car les requins ont faim. Dans certaines régions, ils assimilent le bruit du moteur puis les têtes de thon (immangeables puisqu’elles sont dans un panier) et enfin les hommes à un bon repas. Ils s’habituent à votre goût. Comment les-en blâmer ?

Le jeune blond parlait de "rencontre" avec les requins. Je me suis étonné. Les requins, eux, ont-ils rencontré ce jeune blond ?

J’en viens à mon fait. Pourquoi les hommes ne vont-ils pas observer les mérous ou même les dauphins, ces tendres mammifères si doux et si attirants qu’on les portait en pendentif il y a encore dix ans ? Pourquoi les requins sont-ils les héros de vos chaînes animalières autant que de vos voyages ? Le blond avait beau expliquer que les requins sont des êtres à redécouvrir, à protéger, mauvais dans le seul cas où on les attaque, inoffensifs et paisibles quand on les respecte (pardon, mais qui respecte un poisson ?), son business ne marche que parce que les requins sont "les dents de la mer", et il le sait. Le requin est la quintessence de l’animalité au sens où vous entendez ce mot : imprévisible, sauvage, sans pitié, sans foi, immonde prédateur. Comme tous les animaux du reste.

Mais vous ne faites pas d’expédition pour approcher les orques. Non, l’orque est un gentil, avec sa tête de bon bougre, doux et bonhomme (alors qu’il est au moins aussi "sanguinaire" que le requin). La figure du requin, en revanche, est un spectacle effrayant, caricature du mal : sa gueule aiguisée et hideuse montre à qui veut bien les voir un panel atroce de dents pointues, mais c’est surtout son regard avec ses petits yeux sans fond, sans âme, qui vous glace. Le requin est un poisson qui ressemble aux mammifères, et c’est ça qui vous le rend aussi familier et aussi étranger. Anthropocentrisme. Je cherchais le mot.

Il existe donc en ce monde de "vrais" êtres sans scrupules, mangeurs d’hommes et qui ne s’en cachent pas, et qui n’essayent pas de paraître bons.

L’occidental est attiré par la violence et la sauvagerie qu’il sait avoir en lui, profondément. Il veut "voir ça". Voir les requins « en vrai » lui donne la sensation de vivre, de craindre, et surtout de tester son propre héroïsme. Craindre et dépasser la crainte. Est-ce vraiment cela ? Je dis l’occidental, car dans ce même reportage, un polynésien expliquait que cette vision des choses était difficile à comprendre pour lui. Lorsque les polynésiens, traditionnellement pêcheurs, voient un poisson, ils se demandent, très concrètement "quand est-ce qu’on le mange ?".

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