Liserde au Mexique / jour 14

Des miroirs


Dernière nuit dans le village. Je dors comme un tronc. Je me réveille mélancolique, presque habituée aux bruits de ferraille de cette boite à sucre qui me sert de lit. Douche gelée sous la chaussette adidas, savonnette rappeuse, dindons bruyants, forêts de cactus, tortillas bleues, routine. Je prépare mon sac en me demandant ce que j'ai appris, ce que j'ai découvert ici.

10h. Eglise d’El Pozo. J’attends bien longtemps. Jacinto finit par arriver, cagoulé. Je ne vois que ses yeux et de la laine. Il ne veut pas quitter le tissus, malgré le soleil déjà horriblement chaud.

Il me guide dans la montagne, sur le chemin de la caminata, parle beaucoup, débitant les mots habituels, publicitaires. Par moment il laisse échapper quelques pépites, quelques absurdités à propos des aztèques, de son peuple, rebelle à toute invasion, par delà les siècles. Il évite soigneusement de répondre quand je lui demande de me raconter une légende de El Pozo. Et il sourit avec ses yeux quand j'insiste.

Ils ne veulent rien donner qui leur appartienne véritablement. Ce qui est à eux ne sort pas de ce village. A moins qu'il ne connaisse, en fait, aucune légende.

Au bout d'une heure, il s'en va.

La piscine est vide, les touristes sont repartis vers la ville. Dans sa boutique, Martinita me parle encore du délégué, la main sur la bouche.

Je l’ai vu hier soir, il m’a dit qu’il ne voulait plus me voir, il sort avec quelqu’un d’autre… il m’a dit qu’il tenait à moi mais que c’est arrivé sans qu’il s’y attende… Je suis triste, si tu savais… oh la la je parle trop, hein ? Mais je suis si triste...

Dehors, les hommes travaillent. Le trottoir blanc à la mode de Las Vegas commence à prendre forme, incongru dans ce décor de terre.

Je rejoins Puri dans sa petite salle d’accueil touristique. José, pimpant, malicieux, rasé de près, entre. Je lui demande quand est-ce qu’il va enfin m’accorder une entrevue. Il me fait du chantage : "Je t’accompagne à Ixmiquilpan tout à l’heure, là tu pourras me filmer" Il aime que je l’attende, et se fait donc attendre, plusieurs heures.

Lupita est là ce matin. Elle me rassure : les trois premiers mois de son boulot, elle se désespérait aussi de ce discours pour touristes. Elle n’en pouvait plus non plus du poulet. Je me sens moins seule. Trois mois quand même. Il faut beaucoup de temps pour comprendre cette vie, cette organisation, percer les doubles (voire triples ou quadruples) discours. Se faire accepter.

Soudain j’imagine l’inverse. Si un Indien en chapeau de cow-boy en plastique venait m’interroger sur ma vie quotidienne, mon enfance et mes désirs, alors que j’attends le bus, à Paris, je suis pas bien sûre que je lui répondrais très sincèrement du premier coup, ni que je l’inviterais à venir chez moi.

Après moult clins d’œil, José se décide. On part dans son pick-up sous les rires et les vannes salaces des hommes tout autour. Je le filme. Enfin une "interview" un peu sincère. Bien que bruyante.

Il parle du rêve américain, que je croyais désuet.

Le rêve américain existe ici, tout le temps, chez tout le monde, depuis notre enfance. Il existera tant qu'on sera dans la misère. Pourquoi on n’aurait pas droit à ce confort-là, nous aussi ?

Il déclare très franchement qu'il n'a rien à faire ici. Chez lui, c'est Las Vegas. Il se contredit beaucoup. Aujourd'hui, sa famille ne lui manque pas.

Arrivés à Ixmiquilpan, il m’invite à boire un soda, me demande si je le trouve gros, me fait un numéro de drague mémorable. D’abord il me dit, en guettant ma réaction, que son amie Américaine, Melissa, l’a appelé hier. Je ne réagis pas (je ne comprends pas tout de suite qu’il dit ça pour m'épater). Puis, et là c’est énorme pour lui, c’est le sommet de la séduction, il sort son portable de sa poche et lui laisse un message en anglais (avec accent américain).

Salut Melissa, comment tu vas ? Moi je vais très bien, je travaille, je pense souvent à toi, allez, passe une bonne semaine !

Je me mords les lèvres. Facile d'esquiver ces dragues extraordinairement timides, grotesques., les yeux fuyant. Pratique.

Ensuite il me raccompagne juste devant chez Lupita, qui l’invite à entrer. Il reste immobile, sur le canapé, sans enlever son chapeau, Lupita trouve de quoi combler le silence, même si je la sens, tout au long de l’entretien laborieux, au bord du fou rire.

Après son départ, Lupita et sa sœur se moquent de moi : "Tu vas à El Pozo pour draguer !"

Lors de ses travaux, Lupita a rencontré José en famille à Las Vegas. Elle s’étonne de la différence entre l’homme qu’elle voit là et le père de famille qu’elle a rencontré là-bas. Elle explique que José n’est pas seul ici, contrairement à ce qu’il dit. Il vit avec sa sœur et sa mère qui s’occupent de lui, le nourrissent, repassent ses affaires, etc.

Je passe le reste de la journée dans le hamac à manger des fruits, enfin. Ma tête est vide.

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