Liserde au Mexique / jour 12

Ni anthropologue ni journaliste


Réveil étrange. Derrière ma fenêtre, le grand soleil et les affreux dindons. Derrière ma porte, dans l’immense hall de la maison de Puri, la radio à fond, l’animateur à fond. Dans la salle de bain, l’eau gelée coule sur moi grâce à une vieille chaussette adidas. Frissonnante, je me dis sans conviction que la journée va être bien pleine. Ne jamais faire ça ici, s’en souvenir. Après les restes du mariage (poulet macéré) et tortilla bleue en guise de petit déjeuner, je pars avec Puri et son mari. J’ai rendez-vous avec Mariano.


Dans le pick-up, je pense que je ne serai jamais anthropologue. Rester immergée dans une communauté pendant plus d’une semaine, seule, me tuerait. J’ai besoin de sentir que j’existe. C’est con. Il y a aussi le problème du poulet.


Le pick-up se gare.


J’attends, caméra collée à la main. Je croise Max, qui m’accorde quelques mots bien décevants, trop publicitaires. La caméra l’intimide et même, je le sens, lui fait perdre sa confiance en moi. Il est mal à l’aise. Et il perçoit, c’est sûr, mon état étrange, lassé.


Mariano arrive, très nerveux. Il veut que Puri nous accompagne jusqu'à la cabane de l'Apache, mais Puri est en plein travail, elle est gênée. Je suis gênée. Il a peur de se retrouver seul avec moi, je suis à deux doigts d’annuler. Il finit par m’emmener en bagnole et chope un môme sur la route. Il voulait un témoin…


On arrive près de la cabane où apparait l’Apache dans la caminata. Là, sans ciller, dans un espagnol rudimentaire et sur le ton le plus monocorde du monde, il me tient un discours hilarant. Je suis bien trop fataliste, bien trop submergée par sa propre gêne pour m’en rendre compte.



Bien sûr que j’ai rencontré un Apache près de la frontière, et il m’a guidé. Ils sont sympathiques les Apaches, très… et ça c'est une cabane typique!


Son malaise l’emporte. Je n’arrive plus à lui poser de questions. Je ne sais pas tenir cette position du journaliste qui interviewe, position dans laquelle il me cloisonne, raide devant sa fausse cabane, inexpressif, guindé, effrayé.


Après ça, je traine, terriblement déçue. Je vais voir Martinita qui me parle encore du délégué. Entre deux « ce soir je vais le voir » elle m’annonce que sa fille, Marlen, n’est pas libre avant trois heures (on avait rendez-vous à midi).


Tout m’emmerde. Ils travaillent tous, tout le temps, et ce jour-là ça m’emmerde. Je décide d’aller faire la sieste, rien de bon ne peut sortir de cet état. Il me faut, comme toujours, une demi-heure pour aller à pieds d’un endroit à un autre. Ca aussi ça m’emmerde.


Après une lourde sieste dans les bras de Jésus, je retourne à la piscine. Je mange un peu de poulet. Et puis, comme il est trois heures, j’attends Marlen. Au bout de vingt minutes Martinita m’annonce qu’elle vient de partir pour le canyon. Ils le font exprès. Je demande à Puri si une voiture s’apprête à partir pour le canyon (une heure trente à pieds sous le soleil).


J’attends une demi heure. Mon état d’impatience dégoutée complique les rapports, évidemment. Don Pablito m’accorde une « interview ». Il cherche une belle lumière, une belle pause, et il parle. Encore une pub. Quand j’éteins la caméra, il se décontracte. C’est normal, mais à ce moment ça me dégoute. Dans quoi je me suis lancée ? Finalement il n’y a rien à dire, rien à faire de plus que laisser ces gens tranquilles.


Rigoberto m’emmène au canyon. Il a 27 ans, il est célibataire, son pick-up est énorme. Il me raconte ses passages de frontière, son rôle de flic dans la caminata, son prochain départ pour les EU. La caméra est débranchée. Quand je lui demande de le filmer, il est soudain très sec. On l’a chargé de m’accompagner, un point c’est tout.


Au canyon j’aperçois Marlen sur le point de repartir. Elle dit être à ma disposition. Marlen est étudiante en communication, ça se voit. Très vive, très jeune, elle sait parler et croit très bien savoir ce que je veux entendre, ce que je veux voir. Elle m’assimile à tous les journalistes qui sont venus avant moi avec leur caméra. Elle trouve très normal que je la filme avec sa cagoule. Pub. Marlen n’a jamais tenté le passage de la frontière. Elle fait guide dans la caminata par pur plaisir...


La caminata c’est un bol d’air, c’est se promener dans la nature, la vraie… J'adore ça!


Je sais qu’elle ment, qu’elle fait le service de son père en complément de Martinita. Je sais qu’il a un travail à Las Vegas, et peut-être même une maîtresse. Martinita a la langue très pendue.


Mais je fais semblant d’être ravie, elle fait semblant d’être aimable, quitte le canyon, me propose de partir dans sa voiture, je décline.


Je traine. Le soleil se couche peu à peu derrière les rochers, il est presque 17h. Don Carlo s’approche en chemise "chic", me susurre qu’il est libre pour une "interview". Encore une interview, donc. Il décide du décor, s’assoit dans une barque. Cerise sur ce dimanche publicitaire, il me vante tous les attraits du parc un à un, et ceux du canyon. Description détaillée de son travail. J’essaye de poser des questions un peu personnelles, il dévie toujours.


Lupita m’avait raconté que dans cette communauté, personne ne meurt à la frontière, sauf une fois, le mois dernier. C’était le frère de Don Carlo. Je ne veux pas spécialement lui faire raconter ça, et en même temps je voudrais des histoires personnelles... Le gros cliché de journaliste à l’affut du drame pèse sur moi. Désagréable (atroce).


Don Carlo conclut par un tour en barque. Le canyon est très beau. J’essaye de lui faire parler de sa famille, une des plus riches et des plus entreprenantes du village. "Vous êtes à l’origine de beaucoup de bâtiments ici, non ?" Soudain, il devient sec, tranchant, effrayant : "qui t’a dit ça ?" Tremblante : "je ne sais plus". Il reprend : "oui. C’est vrai." Et il change de sujet.


La vie ici est dure, très dure, tu sais… et nous sommes des travailleurs. Sans travail, on n'a rien.


Comme tous les autres, c’est dans son silence qu'il parle le plus, mais il est toujours en action, jamais silencieux, et encore moins devant une caméra. Devant une caméra, il faut FAIRE quelque chose, dire quelque chose.


Pour couronner la journée, je me fais raccompagner par un vieil Indien gras et suintant dans son pick-up dégueulasse.


Baignée dans cette lumière extraordinaire qu’ils ont ici en fin de journée, je rentre à pieds chez Puri.


J’ai un besoin énorme de parler normalement avec quelqu’un, de parler d’autre chose que de frontière. Arrivée chez Puri, je décide de pleurer. Alors je regarde "Sur la route Madison" que j’avais emporté, certaine qu’un soir je voudrais pleurer.

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