Liserde au Mexique / jour 3

Autres mondes

Lupita, ce matin, me montre un film réalisé par les habitants de El Pozo. Presque épique, fiction pure et dure sur les Indiens ñañu, peuple guerrier et sauvage depuis l'aube du monde, qui ne s'est jamais plié ni aux Aztèques et encore moins aux Espagnols, sur fond de musique moitié techno moitié Yvette Orner.


Parenthèse.

Le Mexique compte un grand nombre d’ethnies indiennes, dont celle des Otomis, une des plus anciennes. Les Indiens de El Pozo et des villages alentours (Valle del Mezquital) sont les ñañus, une branche des Otomis. ñañu signifie « celui qui parle du nez ». Le ñañu est aussi leur langue, une langue en effet très nasale. Les ñañus de El Pozo forment une communauté, régie par des lois propres. Ils sont environ 1500 et font à peu près tous partie d’une même famille. Lorsqu’on observe les patronymes, c’est flagrant. Pourtant, au sein de cette famille sévissent trois cultes : protestant, catholique, évangélique. C’est un système assez difficile à comprendre pour nous, occidentaux, qui avons une image assez solidement vissée des communautés indiennes d’Amérique, rassemblées par commodité dans un magma indéfini, entre culottes de peau, cérémonies obscures, forêts vierges pétries de singes, secrets de la nature que des hommes et des femmes non corrompus se transmettent depuis la nuit des nuits. Et, cerise sur le gâteau de nos clichés, cette communauté est plutôt riche. Car ils migrent, de façon saisonnière ou définitive, aux E.U. C'est ainsi, disent-ils, depuis toujours. Là-bas, à Las Vegas, Phoenix, Los Angeles, ils reproduisent les lois de la communauté.


Il y a six ans, ils ont commencé à se développer et à construire une offre touristique. Les origines de ce phénomène, plutôt soudain, varient. Certains disent que tout à commencé quand ils ont trouvé une source d’eau thermale sous leurs pieds, d’autres justifient cette impulsion nouvelle par la richesse des villageois et leur savoir-faire, d’autres encore par l’arrivée d’une poignée d’étudiants en tourisme (Poncho, Laura, Puri) qui ont insufflé le changement. C’est sans doute tout ça à la fois. Et puis, d’idée en idée, de savoir-faire en questionnements, ils ont inventé la caminata, ce parcours dans la montagne où l’on caresse la souffrance d’un clandestin.


Première leçon : ne jamais chercher, ici, la clarté. Tout est brouillé, réel et légendes se sont définitivement mariés.


Ici, quand la légende devient réalité, on imprime la légende, dit James Stewart dans un western célèbre.


Midi.
Ixmiquilpan. Quesadillas de frijoles y nopales (con chile, bien sûr). Feu dans la bouche.


15h. Gare de combis.

Evidemment, pas d’horaires. Ici, sans voiture, on est dépendant de tous, et pas de location de mobylette a Ixmiquilpan. Discutions avec Lupita en attendant le combi (minibus) pour El Pozo, assises dans la poussière.


Lupita comprend mon projet, l'appuie de toutes ses connaissances sur la communauté. Pour elle aussi, la caminata n’est pas un phénomène circonscrit à un petit village, mais provient d’une fictionnalisation universelle. "Dans la région, nous sommes des experts de la fiction" me dit-elle. Ils brodent.


16h. Départ de la combi Ixmiquilpan - El Pozo.

Une femme nous parle, beaucoup, beaucoup trop.


16h30. Piscine de El Pozo. Les hommes travaillent. Tracteurs, bétonneuses, poussière. El Pozo se prépare pour la venue des touristes de la Semaine Sainte. Lupita connaît tout le monde ou presque. Elle me présente. Je serre les mains de ces petits hommes qui m'accueillent plutôt bien. Les femmes c'est autre chose. Elles sont très méfiantes. Lupita me dit qu’elles sont très conservatrices. Une poignée seulement est moderne et « libérée », celle qui est déjà allée de l'autre côté.



Ils vivent presque tous aux Etats-Unis et comptent les jours jusqu'au moment où ils auront fini leur service social (janvier ou août). Le sujet qui revient toujours n'est pas la pluie ou le beau temps mais les visas, le fric, le travail, la famille. "On gagne bien sa vie en France? Combien coûte le voyage? Tu es mariée? Combien d’enfants tu as? Et pourquoi tu n’as pas d’enfants?". Je me sens obligée de répondre très sincèrement, même si je sais tout de suite qu’il faut que je m’invente un fiancé.


Ces hommes sont des entrepreneurs. Ils vendent, ils construisent, ils épargnent. Toutes les maisons, les constructions, c’est au cas où. Au cas où on les vire des E.U par exemple. Tout l’argent vient de là-bas. Sans la migration, pas de route, pas de chaussée, pas de piscine… Ils ont, un temps, été appuyés par les politiques « neo-indigénistes » de V.Fox et de sa ministre Xochilte Galvez, mais sont fiers d’apporter leurs propres financements. Ils ont tous des armes aussi, au cas où. Ici, on assure ses arrières, sa vieillesse, ses enfants, sa famille. Et on ne se mélange pas. Ils travaillent tout le temps, entre les chantiers et la caminata. Certains me disent qu’ils ne dorment même pas. Là, même moi je sens qu’ils exagèrent.


Lupita m’explique que les trois obédiences religieuses ne peuvent pas se saquer, ce qui entraine des conflits dans la préparation de la caminata. Poncho, le premier coyote, n'est plus là. Il y a eu engueulade. Certains disent qu'il ne reviendra plus. Il y a des tas de petites guerres, malgré l’harmonie affichée et revendiquée.


17h. Don Ernesto, le président du balnéario, nous emmène au Grand Canyon dans son 4x4 géant. Il vit à Miami, parle peu. Petit, un peu gonflé, il a 34 ans, en paraît 50.


17h10. Grand Canyon.

Je vois enfin le site touristique, très beau, gigantesque. Ils sont entrain de placer plusieurs tyroliennes, projettent de construire un énorme pont branlant type Western. Les chefs miniatures sont là, en bande, avec leurs chapeaux de cow-boy en plastique, autour de Maribel, la secrétaire aux talons hauts, qui veut partir car elle est trop mal payée (c’est une des deux seules salariées du parc, avec Puri, la secrétaire de la piscine). Ambiance de débats secrets chuchotés en ñañu.


Enfin nous rencontrons Seba, le délégué, un énième petit homme aux yeux presque invisibles, au sourire étrange, que je ne comprends pas bien lorsqu’il parle. Il a un fort accent Indien, ouvre peu la bouche, et n’est pas très à l’aise en espagnol. Lupita me présente, "Liserde est une artiste". Il répond par un long discours monotone. Les artistes, selon lui, voient tout par le filtre de l’art. Et soudain il me parle de Notre-Dame dont il a fait une visite virtuelle sur Internet.


Mon premier vrai contact est Nacho, un des deux sous-délégués. Lui est plutôt moins petit que les autres, mais le ton de sa voix, malheureusement, n’est pas proportionnel à sa taille. Je dois tendre violemment l’oreille pour l’entendre. Il me raconte ses traversées de frontière, celles de ses cousins, me parle du pont qu'ils vont construire pour les touristes. Il est guide dans la caminata.


Ces hommes paraissent très doux, trop doux, parlent tout bas et ne regardent jamais dans les yeux (Lupita me dit que c’est culturel). C'est assez usant de discuter avec eux. Mais, les uns après les autres, ils viennent me rencontrer timidement. J'ai l'impression d'être une attraction. Je rencontre aussi Don Carlo, le président du Grand Canyon. Plus désinvolte, plus extraverti, il se met à me draguer doucement.


Seba, le délégué, nous invite à un diner dans le village.


19h. Catapultées.

Maison avec poules qui picorent dans les coins, porcheries, femmes qui cuisinent dehors en robes bleues sous des abris de fortune, petites vieilles ridées à bloc qui discutent en pelant des patates, odeurs d’huile, tout près de l’église évangélique où l’office est chanté très fort. Sorte d’énorme cliché des campagnes mexicaines. Pas de WC, on pisse dans les WC de l’église. Je jette un oeil, maintenant ils dansent. Les femmes me regardent encore avec méfiance. Je ne me sens pas très à l’aise. Trop grande, beaucoup trop blanche.


Nous mangeons dans la cuisine avec les hommes qui se relaient autour de la table. Silence. Lupita essaye d’animer un peu. Une femme lui parle de son amour pour Dieu en pleurant. Les femmes ne sont pas assises, elles nous préparent des plats. Dans le jardin de terre, d’autres cuisinent des tortillas par centaines, il y aura une fête ce soir, à laquelle nous ne sommes pas conviées. Poulet (ici, on ne mange que du poulet), riz et tortillas avec sauces diverses que Seba me demande de gouter, sans exception. Je mange tout, même des pattes de poulet vraiment écœurantes. De toutes façons je ne sens plus ma bouche depuis longtemps. Je serre des mains aussi, par dizaines, à chaque nouvel arrivage.


20h. Seba nous raccompagne à Ixmiquilpan en voiture. Il parle sans discontinuer. Il compare la communauté à une étoile, appelle Lupita "Docteur".

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