Liserde au Mexique / Nuit 5

Caminata nocturna

19h30. Piscine. L’attente commence. La nuit tombe. Le froid surgit.

Nacho, en tenue de camouflage, m’offre un soda (ici, on ne boit pas d’eau). Il me dit de ne pas m’inquiéter. Les guides, qui commencent à me connaître, me protègeront. Juste à côté de cette chaleur, il me dit avec un sourire malin que ce sera une caminata spécialement "extrême". Il joue de ce mystère très particulier qu’ils entretiennent ici avec tout le monde et même entre eux. Un mystère très quotidien, enfantin aussi. Je décide qu’il sera ma première photo. Je fais plusieurs portraits, qu’il valide les uns après les autres. Dans certaines photos je lui demande d’avoir l’air méchant, ce qui est impossible pour cet homme doux. Puis il va faire l’appel des villageois-acteurs, c'est son tour ce soir, il déteste faire ça. J’apprends que ceux qui ne viennent pas ont une amende.

Je filme timidement l’arrivée des touristes et des villageois-acteurs mêlés. Position compliquée. Comme je commence à connaître pas mal de monde, je dois serrer tout le temps des mains et dire des banalités d’usage. Et j'entrevois le merdier technique que la caminata implique. Déjà, là, on ne voit rien. Sur ce, Mari et sa cousine Isabel m’appellent. Elles viennent faire leur première caminata, en tant que touristes. Elles me saluent et se collent à moi. Les touristes arrivent en masse. Ils proviennent du DF pour la plupart. Beaucoup d’enfants. Rires nerveux.

20h30. "Nous allons faire un voyage de trois jours jusqu’à Phoenix, Arizona"

Ernesto fait l’appel. Une femme cagoulée hurle les noms, hurle qu’il faut répondre présent, hurle qu’il faut courir. On m’appelle en dernier. Mari et Isabel montent avec moi dans un pick-up où 15 personnes sont déjà entassées. Il fait froid. On nous emmène au pied de l’église catholique. On attend encore 20 bonnes minutes le guide principal (Fortunato). On ne voit rien. Ils jouent déjà avec nos nerfs, avec notre impatience. Soudain, "dans l’obscurité la plus totale", Fortunato arrive, braille un interminable discours sur les ñañus, le Mexique « ce n’est pas seulement une équipe de football », entrecoupée de private jokes mexicains, de private fables qui font rire les touristes. Il parle aussi, au milieu de tout ça, du périple des clandestins « ils souffrent et c’est très réel… mais nous, que fait-on pour le Mexique ?... (touristes en chœur) … Rien ! », mais aussi d’écologie « car nous allons être entre les mains de notre mère Nature, donc jetez vos ordures dans…. (en chœur)… Le sac à dos ! » Sorte de bouillon de culture fou, de pot pourri improbable.

Je suis obligée de filmer en infra rouge, et les quelques photos que je prends envoient un flash dérangeant mais indispensable. Fortunato et les autres guides finissent par déplier le drapeau mexicain, et ordonnent au groupe de chanter l’hymne. De brailler l’hymne. Surréaliste.

Enfin on doit faire une ronde, serrer les poings et croire en nos rêves. Avant de courir jusqu’à un nouveau discours sous le seul lampadaire du village. Présentation des guides (une dizaine), tous encagoulés derrière Fortunato : Pablo, Jacinto… et la femme qui braille, « Marlen ».

Fortunato nous explique que la migra (police mexicaine des frontières et Border Patrol) nous recherche, qu’ils peuvent nous tirer dessus avec des balles en plastique, "il va y avoir de l’action, comme dans les films". Il faut donc être sincère : ceux qui sont faibles ou vieux doivent le dire, ils auront des guides spéciaux.

Après ce discours usant, les guides nous font entrer dans une maison en construction. On ne voit rien. A l'extérieur, la migra tire des coups de feu et nous somme de sortir de notre cachette. Odeur de brûlé. On entend des voix: « Cachez-vous ils vous nous prendre ! Ils ont déjà arrêté un guide… ».

Ca me rappelle quand j’étais petite et que je me faisais croire des choses dans ma chambre.

On sort, on se remet à courir, les touristes se bousculent en riant, prennent des photos (avec flash) ou bien utilisent des petites lampes de poches, ce qui est interdit car la migra peut nous voir. Ils se font sans cesse engueuler. Maintenant on marche dans des sentiers de montagne. Ma maladresse reste légendaire, je tombe à plusieurs reprises.

On doit s’allonger ou s’agenouiller dès que la migra s'approche. Dans les mégaphones, on entend les mêmes phrases: « Attention aux vipères, sortez de votre cachette ». Les touristes rient beaucoup, ce qui ne plait pas aux guides « No es un juego ! » (ce n’est pas un jeu !). Tout est noir. Et absurde. Le paysage nocturne est magnifique.

L’obscurité joue un rôle beaucoup plus important que je ne l’avais imaginé. C’est elle qui augmente la peur et excite l'imagination. L'obscurité permet de nous faire croire à des ponts, à des tout petits sentiers qui en réalité sont des grands chemins. On passe dans des tunnels "remplis de vipères". On entend régulièrement des hurlements, au loin, et des fourrés s'échappent des grognements, ou bien des bruits d'animaux et parfois des bruits de pets suivis de rires, ce qui fait hurler les touristes hystériques, comme dans les trains fantômes des fêtes foraines. Les guides viennent régulièrement chuchoter à nos oreilles: "Par où on passe ?...", "ça y est, ils ont eu Marlen, mais elle va nous retrouver, elle est forte…"

Arrivés près du fleuve, on nous dit que les cholos (racketteurs) ne sont pas loin. Ceux qui ont une capuche doivent la baisser, ceux qui ont un sac-à-dos doivent le mettre devant. Tous ça pour ne pas ressembler aux guides, qui se feront prendre pour le spectacle. On s'allonge. Comme prévu les cholos surgissent en criant et en tirant des coups de feu. Ils attrapent quelqu’un dans la foule et le malmènent. Il hurle. La scène est très faiblement éclairée. Et pour peu qu’on soit loin, on ne voit rien. Moi je n’ai rien vu. Mais ça hurle.

Puis on doit se remettre à courir. « Plus vite! Obeissez ! » Je me griffe avec des épines, il y a du sang sur ma caméra. Petit merdier.

On nous cache dans des bambous piquants. Là, longtemps, il ne se passe rien. Les touristes s’ennuient "y que pasa ahora ?". C’est sans doute ça l’action principale du clandestin, l’attente, et le fait de ne pas savoir quand tout va finir. De fait, ils n’ont jamais donné l’heure de fin. Reconstitution intéressante. Je réfléchis et filme ces visages dans le noir, fatigués et nerveux. Soudain on entend des cris, on aperçoit des lumières, la migra nous parle en espagnol avec un accent américain, dans les mégaphones: "pensez à vos femmes, vos enfants, c'est dangereux de marcher la nuit... Hier, deux Guatemaltèques sont morts, piqués par des scorpions" Puis la migra s’éloigne grossièrement : "Allez, on s’en va". Je pense à mes jeunes parties de cache-cache.

On court. On nous fait passer sous un truc plein d’épine qui me griffe à mort. Ma tête saigne. Marre d’être si casse-cou à mon âge. Coups de feu au loin. Des enfants pleurent. On s’arrête. On nous chuchote qu’il n’y a plus de guide, qu'on est perdus. Des cris. Deux hommes à moitié nus avec des plumes sur la tête et des dessins sur le torse surgissent et hurlent (en indien ?). Ce sont des natives Nord-Américains, des Apaches. Ils allument des torches. Marlen, qui est revenue, nous traduit leurs phrases : "Ils croient qu’on veut leur prendre leur territoire, ils croient qu’on est des trafiquants !". L’Indien brandit un sac de cocaïne qu’il trouve dans le sac-à-dos d’un faux touriste, il demande ce que c’est, les touristes répondent que c’est un piège. L’Indien veut sacrifier le touriste, « non, ne me faites pas de mal ! ». Et finalement il change d’avis, demande à ses dieux de nous envoyer une lumière du ciel, il hurle. Nous levons la tête : plus haut dans la montagne, une lumière traverse le ciel, « oooooh, que bonitoooo ».

Je ne sais plus quoi penser, je ne comprends rien à ce que je suis entrain de faire.

L’Apache nous guide avant de disparaitre dans le noir. Nous courons jusqu’à une clairière près du fleuve. Remplie de galets. On fait une ronde, Fortunato nous raconte que nous sommes dans un lieu sacré pour les ñañus, que nous sommes des privilégiés car aucun étranger jamais foulé ces pierres. Il nous somme de ramasser un caillou et de le jeter à l’eau, pour jeter ainsi les énergies négatives. Il se met en colère, refuse d'entendre des gens se plaindre.

On traverse un tunnel, des petits chemins, puis on se cache à cause de la migra, qui cette fois nous parle en anglais. Long discours dans les mégaphones sur ce qu’ils peuvent nous offrir car ils viennent d’aller au Mac Donald : « …chicken Mc Nuggets, Big mac… We’ve got everything good for you, don’t hide ! ». Fou rire des touristes. Puis la migra menace: ils vont lâcher les chiens. Un homme aboie dans le mégaphone.

On court encore. Terre-plein. On assiste à une course poursuite au ralenti sur la route un peu plus bas. Deux 4x4 de la migra prennent en sandwich une petite voiture : « hey guy, stop ! ».

Fortunato nous félicite tous. Ca sent la fin avortée. Les touristes sont fatigués. Applaudissements. Après ça on nous donne des tissus rouges pour se couvrir les yeux. On nous promet une surprise. On monte dans les pick-up, il gèle. Je filme ces gens dociles, frigorifiés, les yeux bandés, silencieux. Scène onirique.

Les pick-up se garent près du grand canyon, au milieu des tentes. Je filme Fortunato frotter des branchages sur les visages des touristes en file indienne, aveuglés, à qui il fait croire qu’ils marchent encore sur un petit sentier : « Attention à Madame la Branche… »

On fait un grand rond, toujours les yeux bandés. Long discours, usant. Soudain on doit crier jusqu’à trois. Et là le canyon tout entier est parsemé de torches. Les gens applaudissent. Fortunato nous force à chanter une dernière fois l’hymne National. Mollement braillé.

2h30 du matin. Les touristes se mêlent aux "acteurs"


Silvia offre, dans le restaurant, des cafés (immondes). Congelée, je parle un peu avec Don Carlo qui veut absolument me faire visiter le canyon demain, mais je ne sais pas comment je vais venir car il n’y a pas de combis le dimanche. Nacho me demande si ça m’a plu, puis Seba
(qui était dans la caminata en tant que spectateur car son rôle de délégué l'y oblige), égal à lui même, étrange jusqu’à la folie, me fait goûter une boisson du coin (immonde), me demande trois fois si je ne veux pas rester au village, il y a de la place chez lui ou sa voisine, je dis que non, puis il me raccompagne en silence et à toute vitesse à Ixmiquilpan.

Je dois décongeler maintenant.

1 commentaire:

benoit a dit…

Bonjour, j'aime beaucoup votre post. Je suis réalisateur de documentaire et je prépare un tournage dans le parc. Je souhaite avoir plus d'information sur votre experience. Pouvez vous m'écrire à l'adresse suivante: benoit.felici@hotmail.com
merci.
cordialement,
benoit felici