Liserde au Mexique / jour 9

Telenovela

Combi vers 11h.

Martinita remplace aujourd’hui Puri à l’accueil. Martinita s’occupe de la boutique près de la piscine. Elle attend, regarde les paquets de chips, les compte, en écoutant sa radio crissante. C’est une (petite) femme âgée de 42 ans, aux yeux plissés et au sourire malin. Étonnante, on la trouverait presque belle tant elle se trouve belle. Elle fait le service de son mari, qui habite depuis trois ans de l’autre côté. Ils ont eu quatre enfants dont la plus âgée, Marlen, a 19 ans.

Assise dans la petite cabine, épanouie, elle m’attrape par les yeux et me parle. Longtemps.

Je n’aime pas parler aux gens d’ici. Les nouvelles vont trop vite, c’est un petit village… Je ne suis pas d’ici, moi, (rire) oh non je ne suis pas d’ici ! Encore heureux ! Je suis du DF, je suis une fille de la ville, j’aime la ville d’ailleurs, j’ai besoin d’aller en ville. C’est pour ça que je suis plus ouverte, tu as remarqué comme je suis plus ouverte ? Ils sont fermés ici...

Grimace

Mon mari est d’ici, oui… et donc toute ma belle famille. Ceux-là je les évite tant que je peux. Je suis un peu obligée de leur parler tu comprends, pour les enfants, mais juste le nécessaire. Et puis les enfants sont grands maintenant. Oui, oui… c’est un petit village… un petit village, oui…

Long silence, elle me regarde étrangement

Je vais te raconter quelque chose… J’avais une amie dans le village, on se disait tout, et un jour elle vient me voir à la boutique. Moi j’avais confiance, tu vois, alors je lui raconte qu’il y a un garçon qui me plait, et je lui dit qui c’est. Bien sûr je lui dit de ne pas le répéter, tu vois ? Bien normal entre amies… Deux jour plus tard le garçon vient me voir…

Main devant la bouche, rire adolescent

La honte de ma vie ! La rumeur avait circulé jusqu’à lui ! A cause d’elle ! La honte de ma vie… Maintenant je n’ai plus confiance, maintenant je ne dis plus rien à personne ici. C’est fini… oui, oui, c’est fini…

Sourire, encore très juvénile, et silence

Je l’aime beaucoup, en plus, ce garçon…

Elle trépigne

Beaucoup…

Ses yeux veulent que je lui demande qui c’est. Je lui demande. Elle saute sur la réponse et, sans presque un son, mais la bouche étonnamment élargie :

EL DELEGADO…

Petits regards tout autour. Soudain chuchotant :

Mais tu ne dis rien, hein ? à personne, jure-moi que tu ne diras rien !

Je jure. Elle sourit, vibrante, frissonne, bouge.

J’ai peur… si tu savais comme j’ai peur… de tomber amoureuse. J’ai mon mari... je suis mariée! et lui aussi… enfin il est presque divorcé, mais… j’aime tellement sa compagnie, il est beau, il est vraiment très beau… Je n’ai jamais fait ça ! jamais… je l’aime bien quand même… mais je suis émue, émue… et chaque fois qu’il passe à côté de la boutique je suis dans un de ces états ! à chaque fois je me freine… j’aimerais pouvoir le toucher mais je ne peux pas ! Je ne peux pas ! C’est impossible !

Grand sourire

On nous tuerait tous les deux à coups de couteaux si ça se savait ! ohlala ! Rien que d’y penser… on nous tuerait, c’est sûr…

Temps

On n’a qu’une vie, n’est-ce pas ? Aaaah oui, qu’une seule vie… L’autre jour, tiens-toi bien, il m’a demandé comment ça se faisait que je sois pas encore enceinte…

Elle pousse un cri

Ay ! Tu te rends compte, il m’a dit qu’il voulait un enfant de moi, mais c’est impossible, impossible ! Ohlala, rien que d’y penser…

Elle rit. Répond au talkie.

Tu sais ils font tous pareil ici, tous ! Evidemment, tous ces hommes seuls, sans famille ! …Moi je ne veux pas tomber amoureuse…

Elle continue, répète. Pendant une heure. Vertige. Me voilà donc en possession du secret le plus rose de la communauté.

Je sors de là dans un semi malaise. Je vais manger.

Et je vis enfin la fameuse et tant attendue scène du saloon. Une table entière d’ouvriers s’arrête de parler, d’avaler, de respirer en me voyant entrer dans la cantine du village. Mais où est la musique ? Je m'assois en leur souriant et en pensant à Paul Newman pour des raisons inconnues. Entre soap opéra et western, ma journée prend une tournure totalement irréelle, surréelle, absurde. Autoritaire, le patron me sert un pied de porc baignant dans une sauce verte, je ne comprends pas, je n’avais rien demandé. Ou peut-être que si… tout devient magique. Je mange, docile. Et je repars, jaugée encore dans ma blancheur et ma grandeur par des ouvriers trop souriants.

Il fait une chaleur étouffante. Je redescends à la piscine pour prendre un combi. Là, je demande qui est cette foule étrange qui se presse autour de l’eau. On me répond qu’il y a un baptême évangélique, entre les toboggans bicolores et les touristes qui bronzent. C’est fini. Plus rien ne m’étonne. On m’aurait dit qu’il y avait, en plus, un concours de beauté dans le canyon que je n’aurais pas cillé.

Je croise José, le sous-délégué, dans son pick-up. Il m’offre des fruits. Il me drague avec des fruits. Soit. Il refuse que je prenne un combi et me ramène à Ixmiquilpan, chez Lupita. Sur la route, il veut que je lui raconte ma vie, parce que c’est son anniversaire. Il me montre un cœur gravé dans la montagne. La totale. Il veut m’inviter au cinéma, je m’esquive.


Je n’avais pas du tout envisagé cette possibilité. Il faudra que je trouve des stratégies.

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