Liserde au Mexique / jour 10

J’ai mangé des vers.

Ixmiquilpan, jour venteux.

Tout commence lentement aujourd’hui. Seule, je prépare quelques affaires pour aller passer quelques jours chez Puri. Lupita et Gil reviennent de leur campagne, Fridita est fiévreuse, je pars. Avec ma caméra.

Un vent extraordinaire soulève toutes sortes de poussières. Fatiguant, assoiffant, semi-désertique.

Midi : piscine.

Je traine. Les hommes travaillent, soulèvent la terre, soulèvent et soulèvent encore la terre. Il fait très chaud, le climat est insupportable. Puri est encore absente.

Je traine. Dans la boutique, Lazaro, un jeune gars. Sa première traversée de la frontière : six ans. Il s’est retrouvé alors tout seul près du fleuve. Il parle peu et très bas, semble sourire après chaque mot. Je ne sais plus quoi lui dire. Sa gène m’envahit.

Je traine. Puri n’est pas là.

J’aimerais qu’il se passe quelque chose et précisément il ne se passe rien. Je fais un effort. Je n'attends rien. Puri arrive. Je laisse mon sac à l'accueil. Je lui demande où se trouve l'homme qui fait l’Apache dans la caminata. « Il est par là, va voir ces hommes qui soulèvent la terre et demande-leur où est Mariano. » J’y vais. Tout le monde me regarde pénétrer la masse masculine. J'étouffe et brime ma timidité. Je prends mes couilles à deux mains, je demande. Ils hèlent alors Mariano, très fort.

Je vais le voir sous les yeux de tous, je n’aime pas bien ça, aujourd’hui j’aurais voulu être un peu moins visible. Je lui serre la main.

Un homme charmant: « Tu fais un film ? ». Oui, et j’aimerais bien discuter un peu avec vous. « Bien sûr, quand tu veux... je me déguiserai pour toi, qu’est-ce que tu en penses ? On ira à l’endroit où je fais l’Apache. ». Sourires exagérés. Euh… dimanche ? « dimanche c’est parfait. 9h ici ? » Oui, oui. Trop beau pour être vrai. Je me méfie déjà.

Sur ce, je croise José dans son tracteur adoré. « Je t’accompagne quelque part? ». Allez. Direction Gran Canyon.

Dans le pick-up, il m’engueule parce que je ne l’appelle jamais, et parle sans s'arrêter, du temps et du travail. Il me dépose.

Ici, le vent souffle encore plus fort, mais il n'y a pas de terre. Je me promène près du fleuve, et je décide de ne rien attendre. Je m’allonge à l’ombre. Quand je me réveille, Nacho me salue. Deux minutes plus tard, il est assis près de moi. Nous sommes seuls, j'en profite pour lui demander s’il veut bien raconter des choses à ma caméra.

Première séquence de mon film.

Dans un vent atroce qui pourrit le son, je lui demande de décrire sa première traversée de frontière. Il raconte, d’abord très timide. Je me rends compte que lorsque je le regarde dans les yeux, il est déconcentré, ne trouve pas ses mots. La première séquence est donc un peu raide, ratée. Il se regarde, trouve qu’il se répète. Je lui demande de raconter la caminata, d’expliquer ce que c’est. Il se détend. J’éteins la caméra, on discute, et là plein de détails lui reviennent, je filme à nouveau, sans le prévenir, sans le regarder dans les yeux. Les siens s’en vont loin. Il raconte comment, à 15 ans, il s’est retrouvé abandonné dans le désert, sans boussole, pillé par les cholos, la peur au ventre. Un souvenir qu’il n’aime pas se rappeler.

Dans ces cinq petites minutes, je sens qu’il me livre une chose simple et unique. C’est dur ce que je lui demande, je m’en rends compte vraiment maintenant. C’est la première fois que je ressens une responsabilité. Je n’arrive pas bien à l’expliquer, ce sentiment. Je me sens responsable de ces mots.

16h30 : Nacho m’accompagne à la piscine. J’attends Puri.

Son mari nous dépose chez elle où nous attendent sa petite fille, sa sœur, les deux fillettes de sa sœur. Grande maison pas finie (comme toutes les maisons ici), presque vide, avec des petits tas de choses partout. Très étrange. On me sert à manger. Un truc qui m’enflamme la bouche. Mais j’ai trop faim, je n’ai pas mangé aujourd’hui. Puri est un peu gênée, moi aussi. Je suis dans une chambre au rez-de-chaussée avec un lit en ferraille où Jésus me regarde, brebis entre les bras. J’ai l’impression de dormir dans une boite à sucre pour nonnes.

La nuit tombe. Laura, une copine à Puri, arrive avec ces deux extraordinaires fils, Xanaté et Jesus. Vifs, drôles, curieux, ils me demandent de leur apprendre des choses en français. Un vent frai.

Laura est très « moderne », par rapport aux filles d’ici, c’est à dire ouverte, curieuse, adorable, on discute bien. Elle est du village d’à côté, et travaille au développement touristique de la région. Elle est venue pour nous emmener manger la spécialité de la saison : los chimoles. Des petits vers sabrooosos qui sortent des cactus en mars. C’est un plat rare et cher. C’est maintenant où jamais me dit-elle, dans cinq jours ils se transformeront en papillon. Intérieurement, je tourne de l’œil. Extérieurement, je dis « super ! ». Mais je suis trop lisible. Elle rit et me dit que je n’aurai qu’à fermer les yeux.

(J’apprendrai plus tard, trop tard, que Laura est la femme de Poncho et qu’elle est à l’origine de la caminata)

20h: On part tous en voiture dans un village pas loin.

Le repas est organisé par la coopérative de paysans du coin. Des souvenirs de ma petite enfance défilent dans mon esprit, comme, paraît-il, avant la mort. Jamais je ne serai de ces reporters gustatifs, qui partent gouter ce que le monde offre à manger. JAMAIS. Mais je suis déjà installée, m’efforçant de sourire, à cette immense tablée entourée d’Indiens édentés qui me regardent en souriant, tablée sous laquelle il n’y a rien, pas même un chien pour manger mes restes (ou mon vomi). On nous offre des empanadas pour commencer. Je les mange. J’ai un esprit très fort, très fort. Car tout le long de l’empanada, je croyais jusqu’à la certitude qu’elle ne contenait que des épinards. Non. Elle grouillait de chimoles frits.

Puri me raconte, en détail, la façon dont les vers sortent du cactus. "Intéressant…" Les gens ne me regardent plus. J’ai passé la première étape avec succès. Mais la deuxième est toujours plus dure, toujours.


Le plat arrive. Tout le monde exulte. Me voilà devant une soupe de vers. Blancs et gras, ils flottent dans le liquide orange. A l'intérieur, je panique : « D’accord, je ne suis qu’une pauvre française, d’accord, je mourrai, comme tout le monde, un jour, mais LAISSEZ-MOI TRANQUILLE !! » Extérieurement, je fais semblant de manger en souriant. Mais je ne peux pas porter ces choses à ma bouche. Je ne peux pas. Je serai la seule à laisser mon plat. Mon voisin : No te gusta ? Aïe. "Si, c'est délicieux mais vraiment j'ai trop mangé aujourd'hui".

Le bébé de Puri, à ce moment, entend mes appels et se met à pleurer. Il faut rentrer. Je bénis les enfants.

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