Liserde au Mexique / jour 7

Vivent les piqûres.

Lever tôt, la fièvre est tombée.

Me voilà dans un combi pour El Pozo à 10h, avec Lupita qui doit interviewer quelques personnes du village. Je demande au conducteur de me déposer au grand canyon.

Je me promène, prends des photos, tente quelques travellings assez désastreux des fameux "paysages de western" que j’évoquais dans mon dossier, alors que je n’avais encore rien vu. Mais je respire fort à cause de mon rhume. Travellings morveux, donc. Le temps s’allonge. Le canyon est vide. Je m'approche des trois pelés qui arrosent la pelouse. Encore cette impression d'être un schtroumpf. J'abandonne. Ambiance bien hostile. Silence lourd.

Je prend mon sourire, je vais à la "boutique" acheter des chips au chile. Deux très jeunes garçons assis là pour l’éternité semble-t-il se moquent de moi et des deux vieux Indiens qui essayent de compter, désespérés, combien ils me doivent car j’ai payé avec un gros billet. Je me demande comment partir. Il faut deux heures pour rejoindre le village à pieds, et le soleil est déjà sévère. Je pensais trouver Don Carlo. Mais ici tout est tout le temps du hasard. Les gens vont et viennent, rien ni personne n’est fiable. Je crois que, secrètement, j’adore ça. Mais à ce moment-là, pas tellement.

Mon sourire retombe, le drame est proche, il est plus de midi. Je m’assois sur une marche de la petite maison de paille qui fait office d’accueil. Quelqu’un finira par venir. Temps. Bruit de moteur. Des touristes en costard se garent, me méprisent des yeux. Trois mecs et une nana en tailleur trop serré, tous très laids et en sueur. Ils cherchent un interlocuteur, ne trouvent personne, me demandent où se trouve la secrétaire, je leur dit qu’elle est de l’autre côté du village. Ils rentrent dans leur voiture. Je leur demande s’ils peuvent me déposer, ils hésitent, méfiants. Des gens très étranges, prétentieux, gênés, se voulant élégants. Je sors mon sourire qui rassure. Ils me déposent. Trajet surréel, où les deux hommes qui m’entourent à l’arrière me demandent sans montrer d’intérêt ce que je fais ici. Je dois être assez surréelle pour eux aussi.

On arrive à la piscine. Je vais parler à Martinita, qui s’occupe de la boutique. Encore une qui crèche quelque part pour l’éternité. Elle en a marre d’ailleurs, parce qu’à force d’être assise son ventre grossit, me dit-elle. Je jette un œil sur son ventre. Effrayée, je me dis qu’elle doit être assise là depuis bien longtemps. Elle fait ici le service social de son mari, qui vit à Las Vegas. Son fils, lui, est quelque part dans l’Utah. Elle a des petits-enfants nés là-bas. Elle ne veut pas aller aux Etats-Unis, risquer tout à la frontière: "ce n'est pas pour moi!" Elle est originaire du DF, ce qui explique sa décontraction. Elle parle énormément. J’apprends que Marlen, la seule guide de la caminata, est sa fille. Elle est étudiante en communication à Pachuca (ville la plus proche) et n’a jamais non plus tenté la traversée.

Martinita va prendre sa pause. Tout est vidé. Le délégué est à Pachuca avec José, le sous-délégué. Et c'est le jour de congé de Puri. Je croise Javier qui bosse dur sur la chaussée. Je n’ose pas le déranger. Tout le monde m'ignore.

Je décide d’aller sur la place de l’église. Mais à peine j’emprunte la route qu’une voiture s’arrête : "Où vas-tu?" C’est un dénommé Jacinto qui conduit. Il a l’air très doux, mais il me dépose où il a décidé, c’est au dire au centre d’artisanat. Là m’accueillent assez froidement quatre femmes entrain de manger leur sandwich. Je repars. Je suis très loin de là où je voulais aller. Je tente plusieurs fois de quitter la route, je me retrouve dans des culs de sacs habités par des chèvres, des dindes et autres chiens pelés. Un homme m’invite chez lui, Gregorio, l’haleine lourde. Il parle à peine espagnol, n’arrête pas de répéter « on va boire un coup, on va boire un coup ! » en souriant à la lune. Je décline et repars. Je me perds trois fois, je prends le coup de soleil le plus impressionnant de ma vie. Je ne le sais pas encore.

J’avance péniblement sur la route principale, longtemps. Aucune voiture ne s’arrête. Les troupeaux d’enfants en uniformes me regardent avec d’énormes yeux, éclatent de rire quand je les salue. Là je commence vraiment à avoir l’impression d’être l’étranger dans les westerns. Il ne manque plus que la scène du saloon, où tout le monde s’arrête soudain de parler quand le héros passe la double porte battante.

J’entre dans l'école où m’accueille Don Pablito, comme si on se connaissait depuis trente ans. Il s’occupe de l’épicerie de l'école, ça fait partie de son service social. C'est un vieil homme (enfin, peut-être qu’il a 40 ans) avec des yeux vibrants. Petit et sale, maigre, il parle très longtemps, tout bas, dans un monologue monocorde. Il m’offre une bouteille d’eau, me parle de cette Américaine qui est venue plusieurs fois pour filmer, me demande, encore, si je suis mariée, combien d’heures d’avion pour la France, mon âge… Il me donnait 19 ans à tout péter.

Il me dit que la caminata "ressemble vraiment à la réalité", surtout l’attente. Pour le reste, dans le désert, il y a des vipères et des scorpions, des ossements humains aussi, de migrants. Et surtout ça dure, au minimum, 6 jours. Pour peu qu’on n'aie plus d’eau, on meurt. Il noircit vachement, mais je ne le sais pas encore. Cet homme est un brodeur. Il a arrêté de traverser la frontière, car c’est trop cher (2500 dollars) et surtout parce qu'il n’y a plus de travail là-haut. Il ne voit plus ses enfants qui y vivent sans papiers. Il me raconte, sans jamais arrêter de tirer du fil avec sa goupille, les fois où il a passé la frontière, et à quel point c’était dur. Je le prends en photo.

On repart à pieds jusqu’à la piscine. Long chemin, là encore. Cet homme m'abreuve de mots. C'est une souffrance de l'écouter. Après une éternité, on arrive. Il est déjà plus de 15h, j’ai chaud et je n’ai rien mangé. Je me sens un peu faible. Je décide de reprendre un combi pour rentrer. Par hasard, Lupita est à l’intérieur.

Elle me raconte qu’elle vient de rencontrer une petite fille qui a une grande expérience de la frontière. Ses parents sont séparés, sa mère a trompé son père qui est là-bas. On la ballote depuis quatre ans des deux côtés de la ligne. Elle a tenté quatre fois la traversée, réussi deux fois. Elle a huit ans.

C'est quotidien pour les gens du village, et tellement hors du commun pour qui n’en fait pas partie. C’est facile de noircir les choses, c’est facile de structurer une tragédie comme on en voit dans les reportages ici, avec quelques notes de basse mélancolique.

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