Vendredi 5 Septembre, bus 64
















J'aime prendre le bus dans la grande ville. Aujourd'hui, j'ai pris le numéro 64, pour voir. Il a ceci d'original qu'il possède deux plateformes inutiles. J'ai essayé de m'y asseoir, sans succès. Et ne pensez même pas à vous y adosser. Alors j'ai opté pour un siège bas, regrettant déjà d'avoir pris un bus aussi vide. Je ne pourrais pas observer aujourd'hui le comportement loufoque des petites ridées de ce pays, si touchantes jusqu'au moment où elles vous crient dans l'oreille "vous descendez ?", sans que personne ne s'en étonne.

Une femme monte station Ramus. Elle est très brune et très soignée, ses habits volètent sur une dentelle fine et des collants sans pieds couleur léopard. Son visage est vieux et laid. Je me demande si elle a des dents.

Elle porte à son bras un petit sac en cuir, dans une main, un sachet en plastique qui paraît lourd, et dans l’autre un gobelet rempli à ras bord de café fumant. La femme ne sait pas comment faire pour passer. Car ici -le saviez-vous ?- il faut montrer une carte au conducteur du bus, ou bien en glisser une autre, spécialement bruyante, sur un boitier violet (il faudra que je m'informe sur cet objet), ou encore incruster un papier dur dans un trou fin. Après une courte réflexion, la femme pose son café sur la première plateforme inutile à sa portée.

Ce n'est pas possible, les plateformes ne peuvent pas servir à cela!

Le bus tangue. Je regarde autour de moi. Les usagers aussi ont peur pour ce gobelet en mauvaise posture. Elle pose ensuite son sac en plastique sur un strapontin, avec lenteur, avec difficulté, on ne sait trop, avant d’aller montrer sa carte qui se trouve dans son sac à main, loin dedans. Deux stations déjà. Elle montre enfin sa carte. Elle revient face à la plateforme inutile. Va-t-elle enfin attraper ce café qui tangue depuis une éternité ? Non.

Je regarde les usagers, la peur s'installe, terrible et sans issue.

Car la femme doit refermer son sac, et son sac est difficile à refermer. Il y a d’abord cette fermeture latérale, puis l’autre, et puis la lanière finale, que les virages du bus l’empêchent de bien viser. Les virages justement, chaque virage est un supplice pour nous tous. Le café va tomber...

"qu’il tombe, bordel, qu’il tombe enfin et ébouillante le plastique, le bus, la terre entière !" semble penser l'homme en face de moi.

Puis la femme prend un certain temps à décider ou mettre le sac plastique posé sur le strapontin où elle veut s’asseoir. Furieuse envie de l’aider, mais elle a l’air si calme.

Elle attrape le gobelet jusqu’alors posé au centre de la plateforme inutile. Le soulagement, quoique général et perceptible, sera de courte durée. Elle ne fait que déplacer le gobelet plus près d’elle, sur le rebord, désormais, de la plateforme inutile. Elle retrousse ses manches, évente son visage et ses cheveux d’un coup de main léger. Elle redescend ensuite très soigneusement le bas de ses collants, avant d'entamer une succession de gestes insoutenables, dans la plus totale indifférence vis à vis du café qui flambe : poussière invisible enfin démasquée et éjectée du décors de sa cuisse, volant mal mis, dentelle à réajuster, cheveu trop à droite. Le supplice est actualisé à chaque nouvelle mise à jour de sa tenue, de sa coiffure. Ce n’est qu’une fois prête qu’elle commencera à boire.

Enfin, je l’ai supposé, ayant manqué ce délicieux moment. Je suis descendu à l'instant précis où elle décrottait ses ongles.

Quel pays incroyable!

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