Liserde au Mexique / jour 8

Te gustan más los güeros o los mexicanos ?

Je m’habitue à peine à ce climat semi-désertique, à ces montagnes, ce vent, cette poussière qui soulève tout, et aux regards surtout. D’ailleurs j’ai décidé que les yeux des gens seraient attirés par autre chose que ma simple pigmentation. J’ai acheté un chapeau de paille et j’y ai cousu un ruban rouge pour l’empêcher de s’envoler. Maintenant je suis non seulement "gringa" mais "gringa rara".

Ce matin, combi tardif.

Nous arrivons, Lupita et moi, à El Pozo vers 13h. Elle va interviewer quelques instituteurs.

De mon côté, à l’accueil de la piscine, je croise Puri. J’aime bien sa tête ronde et son sourire toujours là. Je lui demande si je pourrai rester chez elle quelques jours à la fin de la semaine. Bien entendu. Je sens un peu de gêne chez elle, sans savoir comment la rassurer. J'essaye en vain. Après tout elle ne me connait pas. Je change de sujet, lui parle de la caminata, elle mentionne Poncho, que tout le monde regrette ici. Depuis que c’est Fortunato qui a pris en main la caminata, il n’y a plus autant d’ "adrénaline", dit-elle, plus autant d’ "action", et même les touristes s’en plaignent.

Trois paquets de chips plus tard, je croise José, le petit sous-délégué, arborant son incroyable style de cow-boy propre, le chapeau en plastique simili feutre bien enfoncé, les Ray-Ban collées au nez, le polo impeccable, cette petite voix nasillarde et monotone toujours aussi insupportable. Il m’invite à manger. Je vais donc au "resto" du village où cuisine Dona Lupe, une des rares vieilles femmes maigres. Je ne sais pas ce que j’ai mangé mais c’était excellent, piquant, excellent.

José me pose les traditionnelles questions. Je réponds par le petit mensonge bien pratique, oui je suis fiancée et je vais bientôt avoir des enfants. Il vit seul ici, sa femme et ses six enfants sont à Phoenix où il repartira en janvier, illégalement bien sûr. Même pour moi ça commence à être banal.

Pendant que je m'emploie à griller ma gorge avec cette sauce impitoyable, il improvise une drague inédite. Il m’explique qu’il aime se faire des amis, qu’il a même une amie "totalement gringa" à Phoenix, prénommée Melissa. Petit silence où il guette ma réaction, je me ressers une tortilla pare-feu. Il lui apprend l’espagnol, elle lui apprend l’anglais en échange... "elle est gentille". Il répète son prénom. Melissa. Il essaye de m’impressionner. Voyant que sa tactique ne marche pas, il me parle de son métier, chef de chantier, me le prononce en anglais, plusieurs fois là encore, pour me montrer son (très mauvais) accent: I am supervisor. Il guette encore ma possible admiration.

Mais je reviens, rouge jusqu'aux orteils, après avoir englouti ce plat sportif, aux questions qui fâchent, aux questions qui le rendent triste, je le vois. Il répond à contre-coeur. Il a dû tout laisser tomber pour faire son année de service social, et sa famille lui manque... surtout quand il n'a pas de "muchacha" à se mettre sous la dent, mais non, ça il ne le dit pas, pétri qu'il est de douceur et de timidité.

Dans la caminata, il joue un officier de la migra. Je lui demande si à la prochaine caminata je pourrai les filmer dans les pick-up. Pas de problème. Il me donne son numéro de téléphone, si j’ai besoin de quoi que ce soit je dois l’appeler. Je lui dis que je viendrai le filmer un de ces jours. "Combien tu me payes ?" Sa blague le fait anormalement rire, lui qui ne sort jamais de son état monocorde, je fais semblant de rire aussi, il est d’accord. Cet homme a envie de s’amuser, ou plutôt a envie que je l’amuse, ce qui n’est pas tout à fait pareil.

Nous sortons du restaurant. Sous un soleil de plus en plus dru, les hommes travaillent sur la chaussée, encore. Je les regarde. Tous ces petits hommes loin de leurs femmes... Je commence à sentir, diffus, le désir qui peuple ces chemins secs, un désir sexuel.

José me présente Max, un homme très curieux, différent, qui regarde dans les yeux et qui voit tout de suite que je suis Européenne, sans même que j’ouvre la bouche. C’est peut-être le ruban. Max fait partie de ceux qui inventèrent caminata. Il me raconte comment l’idée est née (chercher une attraction touristique… et vendre la seule chose qu’ils savaient faire : migrer) et comment cette poignée d'hommes ont préparé la première caminata, dans le noir, en parcourant la montagne. Il m'explique que la plupart des membres de la communauté, au début, les prenaient pour des fous. Aujourd'hui, il a arrêté de traverser la frontière, faute d’argent.

On reconnait facilement ceux qui ne traversent plus. Ils semblent plus sales et moins soignés. Sa femme et son (très gros) fils vivent là avec lui, dans une maison collée à la piscine. Il me dit que je peux venir quand je veux chez lui, que je n’ai qu’à toquer.

Je décide d'aller me promener. Mon planning commence à prendre forme. Je dois me focaliser sur les gens qui ont un rôle dans la caminata. Il faut toujours se souvenir que c’est difficile d’atteindre son but ici, quand on en a un. C’est un peu comme aller aux puces avec un achat précis en tête. Je reste un moment près de l’église, je parcours les lieux de la caminata que je reconnais. Je les photographie. Il va bientôt être temps de dégainer ma caméra.

J'observe les maisons du village, et parmi elles ces grandes demeures qui désirent le Nord, sans cesse et à jamais en construction. Près du cimetière, il y en a une qui impressionne. Enorme, c’est une des rares qui a été peinte. Comme une maison de Miami qui voudrait bien ressembler à une maison de Provence, elle est entourée de cyprès. On pourrait croire, de loin, que ce bubon sorti de rien, d’une poignée de poussière jetée entre les chemins bossus, est achevé. Mais il suffit de s’approcher pour comprendre que rien ne sera jamais fini ici. Et que ceux qui font illusion sont les moins bien lotis. Des bouts de fer dans un coin jaillissent d’un puits qu’on a commencé à construire, le linge reste en évidence, séchant à vue, près des troupeaux de poules et de dindons qui picorent la terre jaune.

On sent quand même qu’il y a de l’argent dans cette communauté. Un argent venu du Nord.

Les gens, comme leurs maisons, sont des frontières à eux seuls. Ils réagissent comme des Indiens lambda d’une communauté lambda, réputée fermée et rebelle, et à la fois comme des gringos qu’ils sont, souriants et ouverts, aux sourires et à l’ouverture factices. De loin, on pourrait croire que c’est facile d’entrer en eux. Mais ils portent des masques selon la personne à qui ils s’adressent.

Finalement, au cours de ma promenade, je croise Lupita. Ensemble, on va attendre le combi sous le soleil devenu insupportable. Sur ce, arrive le délégué en voiture, avec à ses côtés Silvia, Don Carlo, Nacho. Il nous invite, on entre en se poussant. Don Carlo, contre qui je suis collée, n’arrête pas de faire des blagues salaces et me pose la question du jour : « te gustan más los güeros o los mexicanos ?” (tu préfères les blancs ou les Mexicains?) Petit silence mouillé ensuite, où je sens les oreilles se tendre. Je lui demande de me laisser deux jours pour réfléchir, tout le monde éclate de rire. Don Carlo approfondit, sur le même ton sucré, explique qu’il aime bien “las grandotas” (les grandes perches) pour qu’elles le frappent…

Quand ils nous déposent, Lupita se moque de moi. Ils sont tous entrain de gentiment me draguer, selon elle. Elle racontera cette histoire le soir même à toutes ses sœurs.

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