Liserde au Mexique / jour 4

Seule

Matin. Je me prépare à faire seule, ce soir, la caminata nocturna. Je prends ma caméra et mon appareil photo. Je me demande si quelqu'un me raccompagnera à Ixmiquilpan cette nuit, j'ai peur qu'ils me laissent dans une de leurs cabanes touristiques, dont les toits sont habités, la nuit et la nuit seulement, par les vipères... Angoisse, donc, bien sûr, et petite panique d’être si vite catapultée parmi ces petits inconnus qui me considèrent comme l'étrangère suprême. Je ne suis pas d'une nature follement téméraire, on l'aura compris.

Lupita téléphone au délégué. Il propose de venir me chercher. J’ai l’impression d’être une sorte de princesse. Je n'aime pas ça. Je décline. J'irai en combi.

Nous déjeunons toutes les deux au marché d’Ixmiquilpan : quesadillas, gorditas… Ici aussi ils mettent de la coriandre partout. C’est vraiment universel la coriandre. Dommage que je déteste ça. Puis on se sépare. Lupita me souhaite bonne chance avec un petit ricanement.

Je prends le combi où l’angoisse s’estompe doucement.

13h. Piscine. Des touristes partout, des tentes partout, du bruit, des plouf.

Je vais voir Puri et ses grosses joues à l’accueil, débordée. C’est un week-end de pont. Nous serons plus de 70 ce soir, à faire la caminata. Je demande combien je lui dois. Je suis invitée par Seba, le délégué. Je parle un peu avec elle, entre deux coups de fils. Elle m’invite chez elle, une belle maison de El Pozo, quand je veux, si je reviens ou si je veux changer de logement. Puis elle appelle Seba pour moi. Il est au grand canyon. Très vite, Puri hèle quelqu’un pour m’y accompagner.

Dans un 4x4 immatriculé Arizona, Javier, 19 ans, fier de son style de rappeur Latino-Américain "typique", m’accompagne au grand canyon. Il me raconte qu'il fait fait son année de service social, qu'il est né aux Etats-Unis. Ce soir, il sera dans la Border Patrol, parce qu’il sait parler anglais. J’apprends que ceux qui "jouent" dans la caminata ne changent jamais de rôle : ils choisissent selon ce qu’ils savent faire. Javier trouve ça très drôle d’ailleurs, de jouer au flic.

14h. Grand canyon. Accueil.

Maribel aux talons hauts me demande si elle doit appeler le délégué, je dis que non, que j’ai le temps, il passera, de toutes façons, par ici, à un moment où à un autre. Alors je traine. Des touristes partout. Ils font du rappel, de la tyrolienne, se promènent en barque motorisée, écoutent Shakira à fond, torse nus. Je me retiens violemment pour ne pas prendre de photo. Si je le fais je suis touriste aux yeux des membres de la communauté qui me connaissent encore mal.

Encore une fois, je me retrouve entre-deux, et ça vaudra jusqu’au bout de la nuit.

Alors je m’assois, regarde, écoute. Je reste là une petite heure. Je respire un peu. On me regarde moins étrangement que d’habitude, vu le nombre de gueros (blancs) présents, et je me rend compte à quel point je déteste être si visiblement étrangère. Je reste là longtemps, histoire de faire un peu partie des murs. Maribel aux talons hauts drague tous ceux qui passent. J’observe les petits hommes du village, qui surveillent, nonchalants, les touristes légers.

Un jeune Nord-Américain de la communauté, qui était au dîner hier, vient me parler. Il est très gros, très laid, et je lui apprend à prononcer haricot rouge en français. Il hurle de rire. Nacho, un des sous-délégués, nous rejoint. Je leur apprends des mots français (voiture, saule pleureur, maison, papa), ils m’apprennent des mots ñañus. Première discussion légère, qui se détériore, évidemment. Très vite, elle dévie sur l'argent. Ils connaissent au centime près le taux de change avec l’euro (que moi-même je n’arrive jamais à retenir), et même le montant du SMIC. Ils paraissent étonnés qu’on ne puisse rien payer en dollar dans mon pays. Ils s’éloignent. Je reste seule, peu de temps.

Don Carlo, à son tour, s’assoit près de moi. C’est le président du canyon. Dans la caminata, il allume les torches avec son équipe. Il veut que je le tutoie, ce qui ici n’est pas fréquent.

Quel âge tu me donnes ? Je luis dis 53 (il paraît 60). Il rit et me dit qu’il a 44 ans, trois enfants dont le plus vieux a 17 ans, et une épouse, tous à Phoenix. Je m’excuse, il me dit que c’est normal, que cette vie de labeur détruit.

On parle du SMIC, des loyers, encore. Il compte les jours. Il doit repartir en Août. Je lui demande si ce n’est pas trop dur d’être loin de sa famille. Il me chuchote que non, que ça c’est le meilleur. Avec une petite étincelle dans les yeux :

Ca fait 20 ans que je suis marié. Tu te rends compte ? Ici, au moins, ça me fait des vacances. Parce que dans le mariage, tu es obligé de faire des compromis, faire des choses que tu n’as pas envie de faire, et moi j’aurais voulu être libre, partir, comme toi, où je veux, faire ce que je veux, ça oui j’aurais aimé. Tu as de la chance d’être libre. C’est dur d’être un homme.

Don Carlo n’est pas allé plus loin que la maternelle, il regrette, et s’il avait l’argent, s’il pouvait laisser sa famille un temps, il se prendrait un an, là, pour faire des études. Maintenant il est décorateur d’extérieur, il fait les finitions des maisons. Mais il est payé au noir et passe toujours la frontière illégalement.

Voilà pourquoi je parais si vieux !

Il me parle des autres qui sont venus filmer, qui ont dégainé trop vite, selon lui, leur caméra, et puis sont repartis aussi vite. Il croit d’abord que j’écris un livre. Je lui raconte mon projet, je vois bien que ça ne lui parle pas trop. Puis il me pose plein de questions fatigantes sur mon futur mariage et mes futurs enfants. Je me sens obligée de répondre. Je façonne ce fiancé imaginaire avec des détails qui me surprennent moi-même. Comme c'est facile de mentir, finalement.

17h. J’aperçois Seba, le délégué.

Et enfin on parle seuls à seuls (quand « ses hommes » sont autour, son discours est très différent, et même son regard). Longtemps. J'ai du mal à saisir cet homme, divorcé (ce qui est très rare voire inexistant par ici), qui a fait des études de droit et qui s’est retrouvé, à 34 ans, délégué de sa communauté, un homme parlant un espagnol sommaire mais ayant lu tout Dantes, tout Machiavel, tout Descartes, manageant une centaine d’hommes qui savent à peine écrire, qui ne s'intéressent qu'à l'argent et qui s’engueulent constamment. Monologuant et à la fois curieux des critiques, il est totalement indiscernable.

Il ne veut surtout pas que le monde croie que la caminata est un entrainement pour le passage de la frontière. Je le rassure. Inexplicablement, il embraye sur Homère. Il voudrait voyager en Italie, en Grèce. Il veut faire du droit comparatif. Mais dans ses yeux on lit soudain, alors qu’il s’emballe, une fatalité. Ses désirs devraient se porter sur la communauté, et non sur les voyages et le droit. Je crois qu’il est totalement partagé, ou bien fou, j’hésite encore.

Lui aussi reste un an, jusqu’à janvier prochain, et il a hâte de partir, tout en valorisant, entre investissement et sacrifice, sa mission de délégué, Tu te rends compte que j’ai tous ces hommes à ma charge ? On parle de politique, il adore Sarkozy, surtout parce qu’il sort avec un mannequin

C’est incroyable cette beauté qu’il traine partout avec lui, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?

Je bafouille. Puis il me parle de cinéma.

J’aime que les personnages soient complexes, qu’ils aient une apparence, et puis qu’on découvre par en dessous qu’ils sont autre chose en réalité, et puis encore autre chose

Je pense à cette phrase de J-C Carrière à propos du Mexique, qui m’a beaucoup fait réfléchir en écrivant ce projet : "On soulève un masque pour découvrir d’autres masques", et je suis abasourdie.

Sur ce, croyant avoir trouvé chez lui une oreille compréhensive, voire intéressée (en pauvre idéaliste que je suis), je lui explique mon projet à El Pozo. Déception intense. Je n'ai pas l'impression qu'il comprenne, tant ses traits restent immobiles.

Et je me demande soudain si tout ce discours sur les personnages n'était pas un message. Lupita m’a souvent dit à propos de lui qu’il parlait par métaphores. Un message pour me dire "je dois encore prendre le temps de te connaître avant de te faire confiance".

Pourtant je persiste. je lui demande si je peux m’infiltrer dans les assemblées où on décide le parcours de la caminata. Ses traits se tendent et grimacent. Ça va être difficile. Ça le met dans une position très délicate vis à vis des membres de la communauté. Avec une tension accrue il me dit à brûle-pourpoint que je peux faire ce que je veux (mais pourquoi cette tension?), sans comprendre que je vais filmer, puisque je n’ai pas encore montré le bout de ma caméra ou de mon appareil photo, et que ça doit être rare, pour quelqu'un qui veut filmer. Quel homme étrange.

18h. Seba ne veut plus que je le quitte : « Lupita m’a chargé de veiller sur toi ».

Je monte dans sa bagnole, qui n'est pas un 4x4.

On croise Mari, une jeune femme moderne, chaleureuse et -fait assez rare pour être noté- plutôt très jolie. Elle nous invite à manger chez elle, une maison à l'extérieur très cossue et à l'intérieur en construction. Nous y retrouvons, en plus des traditionnelles poules, sa sœur, Margarita, qui est en fauteuil roulant, son fils, un gros ado muet et le vieux père, sourd comme un pot, qui ne crie qu'en ñañu. Tout de suite, j'aime l’ambiance de cette maison. La fraicheur de ces deux sœurs (enfin des femmes accessibles !), ce vieil homme qui me hurle des gentillesses dans les seuls mots espagnols qu’il connaît, les sourires. On mange du poulet, je dois me resservir plusieurs fois (apprendre à manger moins vite), car Seba me dit que la caminata va finir tard, très tard, et qu’il faut se requinquer. Il monopolise la conversation, parait gêné, se répète, me parle à nouveau de sa visite virtuelle de Notre-Dame, mais aussi, bizarrement, de Saint-Thomas, qu'il cite en grignotant ses os de poulet. Margarita, quant à elle, veut absolument m’apprendre des chansons en ñañu.

Je commence à entrevoir mon dilemme récurrent, l’envie de juste être avec les gens sans les filmer. L’envie de faire connaissance pour rien. Compliqué. Position sans cesse à réfléchir.

Dans la voiture, coupable, je dis à Seba que je ferai quelque chose de publicitaire pour lui, un petit montage que je mettrai sur internet. Il est content. On repasse par la piscine. « Ne crois pas que tu vas te débarrasser de moi comme ça » me dit-il alors que je m’éloigne. Les villageois commencent à me reconnaître comme l’ « amie du délégué ».


On repart en bagnole, cette fois chez Silvia, une très jeune fille qui a deux enfants en bas âge (mais où sont les pères ?). Elle vit avec sa sœur Leti, sa mère et plusieurs petits enfants (à qui sont-ils ?) dans une maison très pauvre, sorte de ferme avec une porcherie, des chiens et des poussins à n’en plus finir. Silvia est une fille "moderne" aussi, au regard moqueur, qui fait de l’artisanat pour les touristes, le ménage, et s’occupe du café après la caminata.

Seba semble converser sur une délicate affaire avec la mère. Tout s’est déroulé en ñañu. J’ai failli m’endormir.

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