Samedi 22 novembre, carmencita

Ce soir mon ami Rose est allé dormir avec son amie Mérédite. Seul dans son appartement abandonné, frileux et pétri de bêtise, j’essaye de composer des poèmes à la manière de Verlaine. Les portes étroites, malheureusement, ne s’ouvrent ni ne chancèlent. La télévision non plus ne m’a pas convaincu. Après quelques tours sur moi-même, j’ai fini par écouter tous les disques de Rose. Et j’ai entendu Carmen. Musique merveilleuse, passion, amours impossibles, sauvagerie des femmes brunes, épaisse niaiserie du livret. Me voilà grandement intrigué par l’origine de vos romantiques points de vues quant aux pays situés à votre sud. Vos représentations des pays plus chauds, plus pauvres et plus joyeux (car je sais que vous aimez croire que la misère serait moins pénible au soleil) viennent donc de ce siècle mièvre, chantant l’extrême et onctueuse solitude -voire le suicide parmi les brumes rouges vif d’un ciel sans dieu- de l’homme qui n’a plus rien à découvrir que lui-même.

C’est donc en ce siècle-là, pétri de vanité délétère, où seul un coucher de soleil suffisait à vous faire croire que vous étiez seuls au monde, que viennent vos boursouflures du moi et la certitude qu'il faut souffrir pour bien aimer, pour bien créer, pour bien chanter. Quelle découverte.

Pour bien comprendre, j’ai feuilleté le Voyage en Espagne, de Théophile Gaultier, premier grand récit touristique français s’il en est. C’est édifiant. Je vous épargne ici la longue description d’une simple paupière espagnole, velours noir et sensuel battant langoureusement, au ralenti, dans le seul but d’anéantir l’homme venu du Nord, de le faire fondre de passion. Je préfère, pour rester dans le goût de Carmen, retranscrire ici une description qui m’a beaucoup amusé :

« Les Gitanas » vendent des amulettes, disent la bonne aventure et pratiquent les industries suspectes habituelles aux femmes de leur race : j’en ai vu peu de jolies, bien que leurs figures fussent remarquables de type et de caractère. Leur teint basané fait ressortir la limpidité de leurs yeux orientaux dont l’ardeur est tempérée par je ne sais quelle tristesse mystérieuse, comme le souvenir d’une patrie absente et d’une ardeur déchue. Leur bouche, un peu épaisse, fortement colorée, rappelle l’épanouissement des bouches africaines ; la petitesse du front, la forme busquée du nez, accusent leur origine commune avec les tziganes de Valachie et de Bohème, et tous les enfants de ce peuple bizarre (...). Presque toutes ont dans le port une telle majesté naturelle, une telle franchise d’allure, elles sont si bien assises sur leurs hanches, que, malgré leurs haillons, leur saleté et leur misère, elles semblent avoir la conscience de l’antiquité et de la pureté de leur race vierge de tout mélange(...)

Quel siècle incroyable ! Un peu plus loin, le même Gaultier décrit le flamenco et le compare à vos ballets. Ces derniers sont décrits comme des horreurs insipides et serrées, fades, si fades face au flamenco, cette danse si brute. Aujourd’hui encore, toute forme spectaculaire, dès lors qu’elle vient d’ailleurs, est forcément plus instinctive, en l'occurrence plus sauvage et par conséquent plus belle que celles que votre histoire a forgé. Excusez-moi, mais ne peut-on pas apprécier à la fois le flamenco et le ballet ?

De ce siècle qui se vomissait vient, je crois, cette constante auto-critique issue d’un sentiment de culpabilité quant au rationalisme qui vous fonde (bien souvent, vous vous excusez de trop réfléchir). Mais tout est plus complexe, car du siècle précédent est restée, tenace, la prétention bouffie, elle aussi originelle, de croire que vous êtes les seules lumières au monde à réfléchir comme il faut.

Décidément je ne comprends pas tout, assurément certains maillons de vos structures internes me sont inconnus. Mais la manière dont vous voyagez est encore teintée de cet exotisme rampant, condition de votre évasion semble t-il, exotisme lui-même doublé de gloire du moi qu’assure n’importe quel coucher de soleil pour peu que vous soyez, à cet instant où le soleil décline derrière la montagne effrontée, à l’intérieur de vous-même, toujours, regardant l’homme en vous qui voit l’humanité en lui se coucher. Luxe calme et volupté ne vous appartiennent jamais, une distance littéraire, publicitaire, vous éloigne de cet idéal. C’est l’autre, celui que vous jouez à être, celui que vous regardez être, qui les ressent pleinement.

Vous êtes les héros, quoiqu’il advienne, de toute histoire. Les habitants de l’époque romantique avaient Friedrich et autres peintres pour leur montrer la pause, et vous avez la télévision, vous poursuivant jusque dans vos voyages réels. Nulle expérience, nulle révélation, la triste fiction s’est emparée des sentiments que vous rêvez d’éprouver.

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