Pourquoi je suis parti de chez moi (ou comment exprimer avec les mots ce que les mots ne contiennent plus)


Chers lecteurs, voilà 6 mois que je n’ai pas écrit.

C’est que je me tâte. Je cherche à repartir. Mais où ?


Pour ceux qui suivent, le chagrin de Rose (mon colocataire, qu’un être aimé a jeté aux ordures), s’estompe doucement, même si sa blessure reste intacte. Étonnamment, il garde l’œil tendre et l’esprit vif. Grâce à je ne sais quel miracle contenu dans ses ressources, il évite le cynisme. Il ne remplace pas. Il n’oublie pas. Il ne regrette pas. Il ne se fige dans aucun état. Il savoure le flux contradictoire de la vie au lieu de le fuir.


Sans aller jusqu’à fleurir, Rose rebondit.


En cela, il ne m’a jamais autant ressemblé. Quoique je sois, en ces temps pascaux, rempli d’une nostalgie inhabituelle. Une nostalgie qui m’enracine, peut-être, dans une sorte de tristesse. Votre temps m’a fait vieillir si vite. Je ne sais si je vous l’ai dit, mais chez moi, j’ai entre 13 et 15 de vos années. Je suis un ado. Et aujourd’hui, comme un militaire qui foulerait le champ de ses batailles, bien des années après, fier de sa fougue passée et honteux d’avoir tué tant de semblables, je revois ma jeunesse.


Oui j’ai fugué, alors que je n’étais qu’un enfant, d’une terre pétrie de sottise.


Là-bas, les hommes, avec le temps et le progrès, avaient appris à ne plus rien dire. Ils parlaient, certes, mais ne disaient rien. La fatigue, ou je ne sais quel tournant de la culture, épuisait leur vocabulaire. Ce processus invisible affectait aussi la terre, dominée peu à peu par une seule et même variété de semence.


Le goût se simplifiait dangereusement. Personne ne s’en rendait compte.


Insidieusement, les tournures s’aplatirent, certains mots disparurent. Les sensations véritables, subtiles comme le vent, changeantes comme les nuages, profondément chaotiques, devenaient invisibles, faute de métaphores. Peu à peu, il n’y eut plus assez de mots pour les atteindre. A la manière des civilisations à l’organisation trop complexe, elles s’effondrèrent lentement sous le joug d’une poignée d’adjectifs. Impossibles à nommer dans leur justesse, elles disparurent tout à fait. Les corps devinrent des masses toutes semblables qui renfermaient un feu secret dont on avait perdu la chaleur. Par fatigue, impuissance, confort, personne ne voulait souffler sur les braises. Trop "prise de tête". Certains s’y risquèrent. Ils finirent à l’asile, ou dans des métiers dits compliqués (sciences, art), ce qui revenait au même : personne n’entendait leur détresse.


Ces émotions qui balayaient les corps étaient terrifiantes, simples comme une leçon de morale, aussi souples qu’un arbre mort. Sévères, culpabilisant celui qui ne les éprouvait pas, elles envahirent tous les champs de l’organisation sociale. En peu de temps, elles étaient absolument partout.


Ce gâchis me rendait infiniment triste. Car elles étaient là, à l’intérieur du vivant, les sensations véritables. Mais personne, personne ne s’en doutait plus. Les êtres suivaient un fil commun, remplaçant naturellement par des images connues, identifiées, identifiables, parfois même vulgaires, le joyau qu’ils renfermaient. La nuance, la précision, l’allégorie avaient disparu. Tout était donné d’un bloc, rien n’était plus contradictoire, jamais.


Tout se transformait en image. Rien n’y résistait.


Il y eut des morts. Plusieurs. Car les sensations véritables d’un corps décidaient parfois de se révolter. Elles sortaient alors des tissus de routine, y vibraient soudain dans leur plus pure subtilité. Le corps, qui ne reconnaissait pas ce flot de nuances, lâchait. Dans certaines provinces, on claquait comme des mouches. Dans les villes, les corps étaient pris de panique. Incapables, après une vie de clichés, à nommer, à ranger ce flux d’émotions contradictoires dans les cases reconnues, ils mettaient fin à leurs jours de manière atroce, en laissant des lettres toutes identiques, du type:


Je ne sais pas ce qui arrive, m’arrive/Je ne comprends pas ce qui surgit/Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi/Et pourtant c’est bien moi/Je ne trouve plus la stabilité/Je ne trouve plus la logique/Et pourtant je respire/Mais pour quelle évidence ?/J’ai perdu l’évidence. Pardon


Perdu au creux de cette dictature où le chaos était banni, où le vertige savait toujours tout, je suis parti. Comme vous le savez, j’ai choisi la France.

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